4 Janvier 2020
L’ours à tête d’homme et l’ours à tête de chien (Helarctos malayanus() chez les Jawi [1](Patani, Thaïlande du Sud)
Dans le sud de l’Indochine continentale et en Asie du Sud-Est insulaire, particulièrement dans le monde malais, on ne trouve qu’un seul genre d’ours, Helarctos malayanus, nommé familièrement "ours de cocotier" ou "ours à miel". Pourtant, les Jawi, musulmans de souche et de culture malaise, habitant la région de Patani en Thaïlande du Sud, représentatifs des anciens Malais péninsulaires, connaissent deux sortes d’ours : l’un surnommé par eux "ours à tête de chien" (buwè ’anying) qui renvoie bien à Helarctos malayanus ,et l’autre surnommé "ours à tête d’homme" (buwè o!è) qui relève de la mythologie, de la cryptozoologie et de l’anthropologie au sens premier. Cela concerne en effet le regard qu’ont les "Nous" sur les "Ils" surtout quand les "Nous" sont agriculteurs sédentaires se percevant eux-mêmes comme "civilisés", et les "Ils" des chasseurs-cueilleurs forestiers, c’est-à-dire des "sauvages", au sens propre les "hommes de la forêt".
L'ours relève, par ordre croissant, de la superfamille des ours, de la sous-famille des ursinés, de la famille des ursidés et de l’ordre des carnivores, même si, en réalité, Helarctos malayanus, comme la plupart des ursidés, est omnivore, mangeant aussi bien larves, insectes (notamment des termites), plantes (cœurs de palmiers, baies, racines, petits fruits, bananes, noix de coco, poissons, qu’œufs d’oiseaux et petits animaux vertébrés (lézards, oiseaux, petits mammifères).
Cet animal est surnommé familièrement en français "ours des cocotiers" ou "ours à miel" en raison de son mode de vie et d’alimentation. Il est, en effet, réputé pour être très friand de miel et du cœur tendre des cocotiers.
En anglais, il est appelé Sun Bear ou Malayan Sun Bear en raison du croissant de couleur jaune orangé qui orne la fourrure de son poitrail. Plus que la forme de cette tache, c’est sa couleur qu’il faut retenir et il ne faut pas le confondre avec l’ours noir d’Asie ou ours du Tibet (Ursus thibetanus), ce qui est souvent le cas.
Ce dernier, essentiellement localisé dans la région himalayenne mais que l’on peut retrouver jusqu’au Vietnam, est appelé ours à collier. Il présente également une tache caractéristique en forme de croissant sur son poitrail, mais blanchâtre.
De même que l’ours à collier du Tibet, l’ours malais a été classé comme espèce vulnérable en danger de disparition dans la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la Nature (UICN), organisme intergouvernemental de protection des espèces animales basé en Suisse.
Assez solitaire, de petite taille, dépassant rarement les soixante centimètre à l’épaule, l’ours malais a un pelage noir aux poils ras et luisant. Son poids peut atteindre les quatre-vingt-dix kilogrammes.
Principalement noctambule et essentiellement arboricole, il semble qu’il vive l’essentiel de sa journée dans les branches d’arbres où il construit son nid, à dormir ou se prélasser et se chauffer au soleil. Il grimpe aisément, grâce aux longues griffes qui arment ses pieds et mains, aux arbres, de très haute taille généralement, en particulier ceux qui portent un essaim d’abeilles à miel, ainsi qu’au sommet des stipes de cocotier pour s’alimenter.
Il présente une tête assez massive par rapport à son corps, avec un museau allongé, cependant assez court et de couleur plus claire que le pelage, et une longue langue qui lui sert à dénicher les larves dans le bois mort et le miel. Il repère sa nourriture grâce à son odorat, sa vision étant peu développée.
L’ours malais atteint sa maturité vers l’âge de trois ans et la gestation de la femelle dure environ trois mois.
Il est réputé pouvoir vivre une trentaine d’années en captivité.
Cependant, il faut noter que la répartition et les mœurs de l’ours malais sont mal connues des scientifiques faute d’observations suffisantes.
Les habitants des contrées où vit cet ours savent que les jeunes sont plutôt espiègles et faciles à apprivoiser.
Il est ainsi apprécié comme animal de compagnie dans l’univers villageois depuis longtemps, notamment chez les Malais et les Jawi. On voit souvent un jeune ours malais attaché ou prisonnier d’une pauvre cage de rotin, non loin d’une maison d’habitation dans un village de montagne.
Les raisons sont nombreuses mais les principales sont le déboisement général de l’Asie du Sud-Est et la chasse effrénée dont il est victime. Les forêts denses tendent à disparaître partout dans la région, les grands arbres étant abattus par des compagnies forestières ou en raison d’une surpopulation dans des civilisations qualifiées à juste titre de "végétales" par Pierre Gourou (1948) qui ont pendant longtemps construit leur habitat à partir de bois précieux et de bambou et alimenté leurs foyers de cuisson en bois ou charbon de bois. Cette raréfaction des grandes forêts denses va de pair avec celle de l’habitat traditionnel de l’ours malais, connu comme le plus arboricole de tous les ursidés.
Quant à la prédation, principalement de contrebande, elle est essentiellement motivée par la demande chinoise (tant de Chine continentale que des diasporas chinoises d’Asie du Sud-Est) concernant cet animal dont certains organes et parties du corps, notamment la bile, sont réputés aphrodisiaques ou efficaces contre les maux de tête et les ulcères dans la pharmacopée chinoise traditionnelle.
La zone de répartition d’Helarctos malayanus va du nord-est de l’Inde à l’Indonésie, en passant par le Bengale, le sud de la Chine, la Birmanie, le Laos, la Thaïlande, le Cambodge, le Vietnam et la Malaisie.
Il est attesté disparu à Singapour.
Selon l’ITIS (IntegratedTaxonomic Information System), projet de création d’une banque de données taxonomiques sur les animaux, les plantes, les champignons et les micro-organismes, issu du National Museum of Natural History de Washington D. C. (États-Unis), il en existe deux sous-espèces qui sont Helarctos malayanus malayanus, la plus commune des deux, que l’on trouve sur le continent, dans les restes des forêts tropicales primaires et secondaires d’Asie du Sud-Est, et Helarctos malayanus euryspilus uniquement dans l’île de Bornéo (La zoologie ne connaît donc qu’une seule espèce d’ours en Thaïlande et Malaisie, et donc, par définition, chez les Jawi, et cette espèce possède un museau relativement allongé).
Pourtant, les Jawi et les anciens Malais péninsulaires, la tradition orale le confirme, mentionnent l’existence de deux sortes d’ours.
L’une est appelée par les Jawi buwè ’anying, littéralement "ours-chien" à cause de son museau allongé comme celui d’un chien et correspond à la description d’Helarctos malayanus malayanus. Quant à l’autre, bien plus mystérieux et aléatoire, il est nommé buwè oγè ou "ours-homme" et décrit comme possédant une face plate comme celle d’Homo sapiens.
Son existence n’est pas scientifiquement reconnue et, en cela, cet animal fantastique relève, dans l’état des informations dont la communauté scientifique dispose, de la cryptozoologie plus que de la zoologie, et se rapproche du yéti tibétain ou du bigfoot américain.
Cependant, même si aucun chercheur scientifique ne l’a observé, les Jawi sont persuadés de l’existence de cet ours particulier et l’assimilent, ce dont il est question plus loin dans un récit issu de leur riche littérature orale, à une sorte d’homme des bois, habitant sauvage mais néanmoins humain ou quasi humain qui persiste à refuser le contact avec la population des villages et des bourgades tout en restant dans sa proximité relative, et évidemment effrayant pour elle.
Les ours interviennent peu dans la vie quotidienne des Jawi sinon dans les mythes et légendes où ils font toujours peur. C’est sans doute la conséquence d’une époque où, nombreux, ils représentaient un certain danger pour ceux qui s’aventuraient en forêt dense, alors au pourtour des villages, comme l’histoire suivante de L’homme en quête de damar [4] l’évoque.
Une des rares informations zoologiques originales obtenue des Jawi est que, d’après eux, les ours – ici spécifiquement l’ours-chien – apprécient particulièrement de dévorer le cartilage des genoux humains.
Dans la conception jawi, bien des animaux étaient jadis des hommes ou leur ressemblant. Dans ce dernier cas, c’est qu’ils possédaient comme eux la faculté de parler. Ils peuvent aussi être d’origine partiellement humaine ou divine, partageant cela avec les hommes.
À propos de certains animaux, les métamorphoses sont fréquentes. C’est le cas du crocodile blanc réputé être la réincarnation d’un officiant décédé de la danse magique nnoγo, ou manora - มโนราห์ [3], spécifique à la région. C’est aussi le cas de certains serpents, incarnant la virilité, qui peuvent se transformer en tourterelle, elle-même incarnation à la fois de la féminité et de l’âme du riz.
C’est surtout le cas du tigre-garou. Cependant, comme l’ont dit bien des bohmo (guérisseurs et savants) : "les hommes peuvent devenir des serpents ou des tigres-garous mais nul ne se transforme en ours."
La raison en tient à ce qu’il existe déjà un ours-homme.
Un chamane réputé, le tô’ bohmo Ché’ Pa’do MihAméng, du village de Südè, province de Pattani, en plein Pays daγa’, dans les hautes terres, barde fameux et fin connaisseur de la tradition orale, parlait ainsi, il y a quelques années, à propos de l’origine du tigre et de la légende dite de "l’homme qui attrape les buffles", c’est-à-dire le héros mythique qui fouetta le premier tigre, le marquant de longues rayures noires : "Si dans ton pays, tu rencontres un jour le tigre, si tu l’aperçois, prend aussitôt un gourdin, prend une baguette, un bout de bois, petit ou gros peu importe, et fouette l’air devant toi comme ceci wouh-wouh-wouh.
Et tu dois réciter l’invocation du tigre : aku tahu asa mung mani Sadina Ali (Je sais ton origine. Tu viens du sperme du [héros culturel] Sadina Ali)”. Alors, le tigre courbera l’échine devant toi. Il aura peur et s’enfuira parce qu’il connaît l’origine de ses propres rayures et se souvient de la leçon reçue jadis.
Il a peur de Sadina Ali, le héros qui l’a fouetté, lui laissant des rayures sur le corps en mémoire.
Cette manière de se défendre ne convient pas pour l’ours malais ni pour le tigre noir [léopard et panthère noire (Panthera pardus), non plus que pour le petit tigre, la panthère longibande (Neofelis nebulosa), mais elle est parfaite pour le tigre rayé ou tigre de Malaisie (Panthera tigris jacksoni).
En revanche, essayer de faire fuir ainsi un ours avec un bâton, cela ne marche pas, d’autant plus s’il s’agit d’une ourse qui porte un petit. Alors, il y a de grandes chances pour que l’animal morde.
Il y avait autrefois [il était une fois] une femme, dans le district de Sisakhon, au village de Kawi, près de chez nous.
Elle marchait en forêt portant un baluchon de tissu contenant ses maigres biens sur le sommet de son crâne.
Elle rentrait chez elle, son mari loin derrière elle, et venait d’atteindre le sentier lorsqu’elle aperçut un ours.
Voyant cet ours, elle s’exclama apeurée :“Nga” ! Aussitôt, l’ours fut sur elle et elle n’eut que le temps de lui tendre le baluchon de tissu.
L’ours mordit dedans.
Elle lui tendit derechef le baluchon, il mordit de nouveau.
Et encore, et encore.
Ainsi, son mari eut le temps de la rejoindre et de fuir avec elle vers le chemin du village.
Il portait leur enfant.
Cette femme courageuse est ma nièce, fille de ma sœur aînée.
Elle préparait hier les plats du festin organisé chez Asè.
C’est une femme qui a eu le courage de faire cela.
Au retour, elle prit un morceau de nibong (Oncosperma tigillarium), palmier de marais au bois très dur, courant dans la région, très utilisé jadis (notamment pour fabriquer des armes) qu’elle épointa jusqu’à la rendre tranchant et plaça à sa ceinture.
L’enfant demanda : “pour quoi faire ?”.
Elle répondit :— J’étais dans la forêt, j’ai été attaquée par un ours.
Je lui ai tendu le baluchon de tissu que je portais et il a mordu dedans.
La prochaine fois que je passe par là, s’il m’attaque encore, je lui enfoncerais ce morceau de bois dans la gueule.
Et ce n’est qu’une femme.
Ah, mais ! Elle est courageuse, vraiment courageuse.
L’histoire la plus remarquable qu’il soit donné d’entendre, concerne non pas l’ours-chien, c’est-à-dire le véritable buwè à miel, mais l’ours-homme, une figure mythique et effrayante du bestiaire enchanté des Jawi :
Un jour, trois hommes s’en furent en forêt pour récolter du damar
Ils s’enfoncèrent dans les bois et grimpèrent sur la montagne, en emportant du riz ; des paquets de riz enveloppés dans des feuilles d’aréquier serrés à la ceinture, dans la poche de leur sarong.
Ils allaient ainsi, marchant, marchant.
vers le sommet d’une haute montagne.
Ils décidèrent de se séparer afin de multiplier leurs chances d’une bonne collecte, puis de se retrouver une fois leur récolte faite.
L’un d’eux dit : — Ah ! toi tu vas par là, toi tu vas de l’autre côté, moi par ici ! Disons que l’on se retrouvera après-midi passé deux heures en cet endroit donné ! Ils décidèrent qu’aussitôt que l’un d’entre eux arriverait à cet endroit, il y attendrait les autres.
Ils partirent, l’un par ici, l’autre par là, le dernier dans une autre direction.
Ils marchèrent, marchèrent, en cherchant du damar.
Il fut bientôt passé midi.
Pa’do [l’un des trois hommes] ne put rentrer : il s’était égaré.
Un de ses compagnons ayant achevé son travail arriva le premier au rendez-vous fixé et attendit.
Le troisième homme le rejoignit bientôt :— Où est Pa’do ?— Je ne sais pas ! Ils l’attendirent jusqu’à la nuit, puis l’un dit à l’autre : — Il fait nuit, Pa’do est sans doute déjà rentré à la maison.
Ce n’est plus la peine de l’attendre.
Ils retournèrent tous deux au village, visitèrent la maison de Pa’do.
Il n’y était pas.
Pa’do s’était perdu dans la montagne.
Les deux compagnons rameutèrent les villageois qui partirent nombreux à la recherche de Pa’do, en vain.
Pa’do s’était perdu.
Il marcha, marcha, jusqu’à la tombée de la nuit.
Puis il s’installa pour dormir en s’adossant à une souche.
À l’aube, il recommença à marcher.
Il marcha, marcha, marcha.
Au soir, il était épuisé et affamé et n’avait plus de riz.
Il s’endormit sur place, sous un arbre.
Il y avait là un ours, un ours noir.
Il s’agissait d’une femelle.
L’ourse aperçut Pa’do endormi, allongé sous son arbre.
L’ourse l’attrapa et le secoua mais il ne se réveilla pas.
Il était si affamé qu’il s’était évanoui.
L’ourse prit Pa’do dans ses bras et l’emporta dans la cime d’un arbre, un arbre immense aux nombreuses branches.
L’ourse [installa Pa’do au sommet de cet arbre, dans son nid] et retourna à terre chercher des fruits pour nourrir Pa’do, comme des bananes, ce genre de fruits.
Les ours se nourrissent surtout de fruits.
Elle chercha des fruits et en rapporta, grimpa à l’arbre et les offrit à Pa’do pour se sustenter.
Pendant longtemps, Pa’do demeura ainsi sur l’arbre, nourri par l’ourse.
Il voulait descendre de l’arbre et s’enfuir mais ne le pouvait pas : c’était bien trop haut.
Il se trouvait tout au sommet de l’arbre.
Longtemps après cette histoire les gens ont nommé cette sorte d’ours, “ours-homme”, buwè oγè, car la connaissance de cet animal vient de l’histoire de cet homme, de Pa’do, qui, à son retour parmi les hommes raconta son histoire.
Avant cela, les gens ne savaient pas de quoi il s’agissait : un ours, un homme, ou autre chose.
Ils ne savaient pas si c’était un ours, un ours-homme, un ours-chien.
Ils ne pouvaient dire de quoi il s’agissait et n’avaient pas de nom à donner à cette espèce.
Pa’do était donc assis là.
L’ourse avait bien remarqué que Pa’do était un garçon.
Un beau garçon.
Elle, c’était une femelle.
L’ourse se mit à jouer avec Pa’do [à faire l’amour].
Ils jouèrent longtemps, tant et si bien que et l’ourse eut le ventre gros.
Elle mit au monde un enfant humain.
C’est là l’origine de ce qu’on nomme “l’ours-homme”.
L’ourse continuait chaque jour de chercher et rapporter des fruits, des bananes, des ananas qu’elle montait sur l’arbre pour nourrir Pa’do.
Elle était très forte et ne craignait pas de traverser les branches pourtant serrées.
Elle rapportait un régime de bananes à chacun de ses retours au nid.
L’homme mangeait ces bananes.
Il observait l’ourse : il vit qu’elle faisait téter son enfant comme une femme [c’est-à-dire dans ses bras, comme un être humain].
Les autres animaux allaitent allongés et leurs petits se trouvent sous le ventre.
La truie est allongée et le pourceau aussi lorsqu’il tète.
Au contraire d’eux, cette ourse agissait comme une femme.
Elle prenait l’enfant dans ses bras et lui donnait le sein.
Pa’do qui la voyait faire le raconta ainsi après son retour : "cet animal s’occupait du petit comme un véritable être humain" ! De ce fait, Pa’do ne savait pas s’il avait affaire à une femme ou à une ourse.
C’est pourquoi il la nomma "ours homme".
À cette époque, il ne l’appelait pas ainsi mais il se disait : "Cette femelle s’occupe bien de son enfant.
Elle lui offre le sein".
Quand elle avait fini d’allaiter, elle reposait l’enfant et Pa’do jouait avec, le divertissant.
L’ourse partait pendant ce temps en quête de nourriture.
Cela dura ainsi très longtemps.
Les ongles de Pa’do poussèrent et devinrent très longs.
Ses cheveux aussi, ils lui descendaient jusqu’aux pieds.
Personne ne pouvait les lui couper.
Il vivait ainsi au milieu des montagnes, au somment d’un grand arbre.
Il voulait couper ses ongles mais ne le pouvait pas, faute de posséder un couteau.
L’enfant de Pa’do et de l’ourse grandit et fut bientôt sevré.
Alors Pa’do se prit à songer : "Hé ! C’est mon enfant ! Si je ne le ramène pas au village, ce ne sera pas un homme doué de parole.
Il ne parlera pas notre langue".
Un jour, Pa’do décida de confectionner une corde pour s’échapper.
Jour après jour, il tressa une corde avec les feuilles des ananas et les feuilles de bananier que l’ourse rapportait.
Il tressa tous les jours sa corde.
Quand il jugeait que son travail du jour avait fait notablement grandir la longueur de la corde, il s’arrêtait de tresser et se reposait.
Et le lendemain il recommençait à tresser la corde.
Pendant de nombreux jours, il tressa cette corde.
Parfois, il laissait glisser la corde vers la terre mais elle n’atteignait pas encore le sol aussi il se remettait à tresser.
L’ourse ne se rendait compte de rien et Pa’do continuait chaque jour de tresser.
Elle ne comprenait rien car ce n’était pas son domaine, ce n’était pas son mode de vie.
Finalement, la corde atteignit le sol.
Alors, Pa’do la fixa à une grosse branche avec un nœud.
C’était une corde épaisse, comme ça [le conteur montre son bras].
Pa’do savait que ce jour-là, comme chaque jour, l’ourse allait le laisser seul dans le nid avec l’enfant pour leur chercher de la nourriture.
Au matin, quand l’ourse eut fini d’allaiter, elle abandonna Pa’do et l’enfant et s’en fut en quête de fruits pour les nourrir tous deux.
Elle s’en alla.
Pa’do saisit alors sa corde tressée jour après jour et s’assura qu’elle était bien attachée au sommet de l’arbre.
Il prit l’enfant contre lui et l’attacha pour l’assurer puis commença à descendre.
Il s’agrippait aux branches tout en glissant le long de la corde.
Il atteignit finalement le sol et s’enfuit aussitôt avec l’enfant.
Il retrouva son chemin, se souvenant qu’il lui fallait aller droit devant puis à l’est puis tout droit.
Il ne fallait pas aller vers l’ouest.
Il fuit ainsi, en courant, portant son enfant dans les bras.
L’ourse s’en revenant de sa quête de nourriture grimpa à l’arbre.
Elle s’aperçut que Pa’do avait disparu avec son enfant.
Elle redescendit de l’arbre, flaira leur piste et suivit leurs traces.
Elle les suivit à l’odeur.
Elle les suivit et les chercha ainsi.
Cette ourse aimait son enfant.
Pa’do aussi aimait l’enfant.
C’était son premier et son seul enfant.
L’ourse les suivit tous les deux [et cela dura longtemps].
Dans sa fuite, Pa’do s’approcha d’une maison d’essart [habitat provisoire sur une parcelle de forêt dégagée et incendiée sur laquelle on fait pousser du riz par la technique de l’essartage ou agriculture itinérante sur brûlis avec longue friche forestière] : la maison des champs de gens qui cultivent un essart.
Il aperçut des gens en train d’essarter.
L’ourse était sur ses talons.
Pa’do appela : "Wooo. À l’aide, eh ! à l’aide" !
Pa’do savait que l’ourse se rapprochait et se mit à courir.
Il aimait son enfant.
L’ourse le pourchassait pour la même raison.
Pa’do appela à la rescousse les hommes travaillant dans l’essart.
Trop tard : l’ourse était sur lui ! Elle lui sauta dessus et s’empara de l’enfant.
Celui-ci était tiraillé entre les deux ; chacun le tenait et tirait à lui.
L’enfant était écartelé entre eux.
Tous deux, Pa’do et l’ourse, songeaient "Un seul enfant.
Pa’do s’enfuit avec lui.
Il tient à son enfant ! Elle les suit car Pa’do lui a pris son enfant.
Elle aussi aime son enfant ".
C’est ainsi qu’ils pensaient tous deux.
Cette ourse était capable de penser comme un être humain [normalement prérogative humaine].
Alors l’ourse prit la décision de partager l’enfant : elle décida de le couper en deux, lui attrapa les jambes et tire "beγah" [les jambes s’arrachent].
Elle laissa à Pa’do une moitié et emporta l’autre au sommet de la montagne.
Pa’do rapporta sa moitié au village : il en prit soin [l’enterra, procédant aux rites funéraires], selon sa coutume, la coutume jawi.
Les villageois demandèrent à Pa’do :— Quelle sorte d’être est-ce ? À quoi ressemble-t-il ?— Cet être est tout noir, énorme, et se nourrit de fruits ! Il est très habile dans la collecte des fruits, et aussi très doué pour prendre soin des êtres humains, répondit Pa’do aux villageois.
Il donne le sein à notre manière.
Cette ourse aime son enfant, [comme nous].
C’est ainsi qu’elle m’a poursuivi pour récupérer son petit et, ayant pitié de moi, l’a finalement partagé en m’en laissant une moitié, prenant l’autre ! S’il y avait eu deux enfants, il n’y aurait pas eu de problèmes : chacun aurait gardé un enfant.
C’est ainsi que les hommes ont nommé cet animal : "l’ours-homme" .
Les gens disent que cet animal pense comme les hommes, qu’il aime ses enfants comme les humains, qu’il réfléchit, que son attitude montre qu’il élève ses petits comme les hommes élèvent leurs enfants.
D’une certaine façon, il paraît humain et c’est pourquoi les villageois le nomment "ours-homme", et ce nom les satisfait.
Cela vient de cette histoire, depuis cette époque jusqu’à nos jours.
L’ours-homme ! Conteur : Senih Leséng, Oγè chaγi dama ( "L’homme en quête de damar" ), village de Südè, Sai Buri, province de Pattani, 1992 (traduction de Pierre Roux).
[1] Thaï malais - ไทย เชื้อสาย มลายู, Jawi - ملايو تاي en jawi, Oré Nayu en malais de Pattani sont les noms utilisés pour désigner les Malais de souche en Thaïlande. La Thaïlande abrite la troisième plus grande population ethnique malaise après la Malaisie et l'Indonésie. La majorité des Malais sont concentrés dans les provinces du sud, Narathiwat, Pattani, Yala, Songkhla et Satun. Phuket et Ranong abritent une importante population musulmane, comptant également des personnes d'origine malaise. Une communauté non négligeable existe également à Bangkok, la capitale de la Thaïlande, issue de migrants ou de déportés qui ont été relocalisés du Sud à partir du XIIIe siècle.
[2] le ma yong - มะโย่ง ou rue mae yon - หรือ เมาะโย่ง est une performance originaire de Pattani, certainement depuis l'ère de la culture bouddhiste-brahmaniste, sans influences extérieures de l'Islam, né il y a probablement au moins huit cents ans. De Pattani, il s'est propagé à Kelantan. On pense que ce rituel était à l'origine une cérémonie d'adoration du riz.
[3] La manora - มโนราห์ également connue sous le nom de nora -โนรา est un des arts du spectacle pratiqué principalement dans les états du nord de la Malaisie et les provinces du sud de la Thaïlande . Les caractéristiques de base de la performance comprennent une longue invocation, une danse du personnage principal et une pièce ou un sketch. L'invocation est réalisée par des mouvements rythmiques lents des jambes, des bras et des doigts. Le répertoire dramatique est basé sur les légendes thaïlandaises de Manohara, dérivées des contes bouddhistes de Jataka, dont beaucoup ont déjà pénétré dans la société malaise il y a des siècles. Dans l'État du nord-est de Kelantan et Terengganu, la manora incorpore beaucoup d'utilisation de la langue malaise et des mouvements de danse de style ma yong. Dans l'État du nord-ouest de Kedah, il est interprété dans un mélange de dialectes thaï et locaux, mais adhère au jeu d'invocation dans un style malaisien du nord.
L'ensemble musical se compose d'une paire de cymbales à main, d'une paire de petits gongs à bouton, d'une paire de bâtons en bois, d'un kendang en forme de tonneau, d'un instrument à anche et d'un tambour à tête unique en forme de vase.
[4] Le damar en malais (francisé "damar" ) est une résine ou gomme précieuse qui exsude de grands arbres de forêt dense (diptérocarpacées, notamment Shorea et Hopea).
Jadis utilisée, entre autres, pour calfater les coques des bateaux, elle est collectée en forêt, vendue à des intermédiaires et exportée, ce qui explique sa cherté, de même que le bois d’aigle de Malacca, le bois d'aloes (Aquilaria malaccensis), gahaγu en jawi, résine odorante produit en réaction à des attaques physiques ou biologiques, et le benjoin (Styrax benzoin), nommé kemiyè en jawi, baume résineux odoriférant issu de certains arbres, tous deux bases de l’encens ou produits recherchés des pharmacopées chinoise et arabe.
Les Malais d’autrefois et les Jawi se servent du damar pour confectionner des torches afin de s’éclairer.
C’est ainsi que du damar est placé dans le grenier à riz, afin que l’âme du riz, divinité importante qu’on doit rappeler dans le grenier à chaque moisson annuelle, ayant de la lumière, puisse vivre en son "palais", c’est-à-dire le grenier, assurance de belles récoltes futures.
Texte adapté du livre de Éric Navet et Pierre Le Roux (sous la direction de Pierre Le Roux ) : Sous la peau de l’ours. L’humanité et les ursidés : approche interdisciplinaire, Paris, éd. Connaissances et Savoirs (“Sources d’Asie”).
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